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Edito – “Tortures médiatiques”

Par   /   2 septembre 2013  /  


TORTURES MEDIATIQUES

Le 5 août dernier, Francisco Benitez, le père des disparues de Perpignan, s’est pendu.  Cette mort en rappelle une autre: celle de Thierry Costa, médecin de l’émission Koh-Lanta, qui s’était lui aussi suicidé il y a quelques mois.

Ces hommes avaient en commun d’être accusés dans les médias en dehors de tout procès, sans moyen de se défendre, de dire leur vérité.

La vérité, c’est que nous ne connaissons rien de la culpabilité de ces hommes, et par extension, de toutes les personnes connues ou non qui, du jour au lendemain, se retrouvent à la Une des journaux. Tout ce que nous savons, c’est que, si ces deux hommes se sont donné la mort, c’est parce qu’ils n’ont pu supporter le traitement qu’il leur était infligé.

Présumé coupable

L’accusé médiatique n’a aucun moyen de se défendre contre les accusations dont l’accable une presse-justicière qui outrepasse le domaine de l’information, assumant à elle seule tous les rôles : reporter, procureur, juge et bourreau.

Comment qualifier alors cette ire médiatique qui s’empare fréquemment de nos journaux ?

Ce qu’a vécu « le médecin de Koh-Lanta», comme avant lui le « bagagiste de Roissy » ou la « boulangère d’Outreau » – oubliés aussi vite que l’on s’empresse déjà d’oublier le premier – porte un nom. Cela s’appelle de la torture.

Qu’il n’y ait pas atteinte à l’intégrité physique du supplicié ne doit pas faire illusion : la torture est essentiellement un supplice de l’esprit et non du corps, un supplice qui rend un homme misérable, impuissant face au spectacle de l’anéantissement de sa vie, réduite à une série d’accusations dont on se scandalise sans la moindre retenue. Un traitement tel que même la mort y est préférable.

La torture médiatique exige du supplicié qu’il reconnaisse sa propre culpabilité. A la fois recherche de l’aveu et punition intervenant avant toute condamnation, elle ne laisse aucun choix. L’accusé, qu’il soit inconnu ou ministre, n’a aucun moyen de se défendre. Se taire, c’est admettre ; parler, c’est venir se justifier là où sont portées les accusations, c’est mentir. L’acharnement médiatique n’a de cesse que l’accusé reconnaisse sa culpabilité. Dans certains cas, la décision du juge viendra, bien des mois plus tard, laver l’honneur de l’accusé si celui-ci est innocenté à l’issu d’un véritable procès. Mais la plupart du temps, ces hommes et ces femmes resteront marqués à vie du sceau de l’infamie et de la suspicion. Combien pensent aujourd’hui que ces suicides ne sont que la reconnaissance d’une culpabilité évidente ?

Une justice discréditée

Le tribunal médiatique joue une parodie de justice : les moralisateurs prennent la place du juge ; la logique du scoop remplace celle de la procédure ; et l’opinion de chacun supplante le droit.

On assiste à un « procès » où l’accusation ne vise pas à établir la culpabilité de l’accusé au-delà de tout doute raisonnable mais à l’imposer à tout prix. Or, en justice, la fin ne justifie jamais les moyens. Une accusation qui nie tout droit à l’accusé ne sert plus la justice mais son exact contraire : la vengeance.

De tout cela, c’est l’institution judiciaire elle-même qui en sort fragilisée. Non pas que les juges soient influencés par le vacarme médiatique, au contraire, mais que, bien souvent, leur travail s’en trouve incompris, dévalorisé.

Incompris parce que juger prend du temps. Face à l’instantanéité médiatique où tout est simplement expliqué, le temps judiciaire semble déraisonnablement long. Si la justice parait lente, c’est parce que les dossiers sont toujours beaucoup plus complexes que le résumé qu’on peut en faire dans les journaux.

Dévalorisé parce que le tribunal médiatique traite la justice comme une chambre d’enregistrement. L’ouverture d’une information judiciaire et le procès sont pris comme des étapes fastidieuses devant nécessairement mener à la confirmation des accusations médiatiques. Et dans le cas où la décision de justice ne suit pas celle du tribunal de l’opinion,  celui-ci n’hésite pas à condamner le système judiciaire lui-même.

Que faire ?

Ceci  n’est pas un plaidoyer pour une justice opaque, pas plus qu’elle n’est un pamphlet contre le journalisme d’investigation. Une justice démocratique se doit d’être ouverte et il est important que les journalistes puissent à certains moments jouer les intermédiaires entre les prétoires et les citoyens ou révéler des affaires. Mais il est nécessaire que ce lien soit un lien d’information et non d’opinion. S’il y a une éthique du journalisme, c’est précisément celle de ne pas juger.

Il est aujourd’hui nécessaire de rétablir l’équilibre entre la défense et les accusations, de faire vivre le principe essentiel qu’est le contradictoire dans le champ médiatique, de la même manière qu’il existe devant le juge.

Seul le contradictoire, c’est-à-dire le respect de la parole de l’accusé, permet de faire surgir la complexité d’une affaire et d’en permettre le jugement.

Ce combat est le nôtre, pour qu’existent, enfin, d’autres alternatives au silence, à l’aveu ou à la mort.

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  • Date de publication: 2 septembre 2013, 10:54
  • Mis à jour le: 20 novembre 2013, 9:09
  • Rubrique: Editos
  • Mots-clefs:

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